Conversation 

Basem Al Bacha hispano-syrien poête, Espagne 

Naoura A. franco-syrienne photographe, France

Date : 18/02/2025

 

B.B. : Jai pensé, ou plutôt, jai imaginé tant de fois filmer dans le paysage syrien et voilà quil devient soudain difficile de continuer à imaginer. Comme si, prescrit et dicté par la réalité en tant que limite, lacte de prendre la caméra  est le seul rêve désormais possible. Filmer nimporte quoi, pas besoin de narration, filmer comme on voit, filmer comme spectateur. La ville que tu connaissais nest  plus, tu dois faire face à un autre monde que tu ne connais pas. Même les résonances ne sont pas utiles, car ce ne sont plus des sensations du passé, ce sont des souvenirs de ces sensations. La réalité est là maintenant, on peut la filmer, on peut désormais prendre des photos 

 

N.A. : Jai utilisé quelquefois mon appareil photo et quelquefois mon simple téléphone portable. Les gens goûtent à la liberté sous toutes ses formes. Ils sont contents de voir du monde photographier et demandent même à apparaître sur la photo. Depuis la chute du régime beaucoup de jeunes activistes ont débarqué à Damas leur appareil en bandoulière. Ils photographient, filment tout. Ils sont un des signes de la libération. Voir, montrer à nouveau. Exister. Pas de risques comme avant d’être interpellés par la sécurité militaire ou les  Moukhabarats, les agents de renseignements qui se trouvaient à tous les coins de rue de la ville. 

La prise de clichés est devenue légère, bon enfant, bien accueillie par tous. Ils sont surpris mais enchantés que leur pays, leur vie, leur quotidien, intéresse à nouveau. Une seule fois jai perçu de la méfiance lors de mes pérégrinations lorsquune femme sest caché le visage avec sa main en se voyant photographiée. En effet mon téléphone, contrairement à la caméra, implique une connexion aux réseaux sociaux que certaines femmes voilées rejettent par pudeur, ne voulant pas voir leur visage y circuler.

 

B.B. : Labsence omniprésente, cest ainsi que lon pourrait définir la disparition soudaine des  Moukhabarats, nest-ce pas ? Cette présence dominait lespace  public et le conditionnait physiquement, violemment. Dans quelle mesure ces hommes reconnaissables dans la rue avec leurs armes et leurs voitures, leurs gestes et leur façon de sadresser à toi, mais surtout leur façon de regarder, nous ont-ils appris à regarder ? Car regarder sapprend aussi, et je me demande si nous  navons pas appris alors aussi, mais comment ?  Personne nosait dévisager un Moukhabarat car cela signifiait être interrogé ou directement violenté. Imaginer la ville et le pays sans Moukhabarat est quelque chose dincroyable, cest quelque chose qui remplit de bonheur même les plus désespérés, cest  un rêve qui devient réalité ! Et je me demande si nous saurons maintenant regarder. Les chats, eux, savent comment faire…

 

N.A. : Les chats sont toujours là, comme avant. Ils se faufilent et disparaissent derrière un mur quand on sapproche deux. Depuis les appartements en ville on les entend se chamailler, hurler des heures pendant leurs chaleurs, souvent ils se battent jusqu’à la mort. Ils sont ébouriffés, sales, la poussière leur donne une couleur indéfinie. 

On les croise surtout en passant près des conteneurs à poubelles. Ils fouillent et y dégottent de quoi se nourrir. Des hommes,  femmes, enfants aussi fouillent les  poubelles. Les années de guerre ont appauvri presque tout le monde. 

Les chats  nont pas disparus. Ils ne sont plus seuls. Plus proches des humains, ils sont parfois nourris et adoptés. Pendant la guerre ils étaient les seuls compagnons des combattants sur les lignes de front. Ils leur tenaient compagnie au milieu des maisons détruites et abandonnées.  Les combattants de la rébellion se prenaient en photo avec les chats avant de risquer leur vie au combat. Beaucoup nont laissé que cette image  deux après leur mort. Avec un chat. 

Les  Moukhbarats eux aussi occupaient les rues. Tantôt en costume-cravates quand ils étaient en charge de la sécurité de personnalités, tantôt comme nimporte quel quidam. Reconnaissables parmi tous à cause de leur désœuvrement. Surveiller une rue, les gens, regarder, observer tous les mouvements… 

Puis avec la guerre il y a eu les check-points pour contrôler les passants, les voitures, racketter et senrichir au passage. Aujourdhui restent les dos d’âne et  les cabanes en préfabriqués ou en béton dans lesquelles ils passaient leurs nuits et qui sont désormais vides. Leur absence est visible. 

Les voiture doivent encore ralentir mais passent sans regarder. 

Les chats ont des abris ou sinstaller. 

 

Il y a dautres absents qui reviennent discrètement timidement dans certains quartiers. Ce sont les balayeurs des rues avec leur carriole sur roulettes, composées de deux bidons accolés. Ils poussaient leur attirail au fil des rues, balayant à tout vent et récoltants les déchets. En silence. Observateurs privilégiés, ils servaient dindics aux services de renseignements durant la révolution. Tout comme la Police ils ont désertés leur poste à la chute du régime le 8 décembre dernier. 

La circulation routière est devenue anarchique et les rues sales. 

Depuis des habitants se sont organisés pour nettoyer certaines rues de la capitale et nettoyer la rivière Barada qui la traverse, devenue un dépôt de déchets de toutes sortes au fil des années. 

Les lieux publics avaient perdu le respect que leur doivent les citoyens. Eux-mêmes méprisés par le pouvoir et privés de leurs droits élémentaires nen ont que plus délaissé leur environnement, traité comme une poubelle.

 

B.B. : Tu disais, « depuis la chute du régime beaucoup de jeunes activistes ont débarqué sur Damas leur appareil en bandoulière. Il photographient, filment tout. Ils sont un des signes de la libération » 

Ce paragraphe minterpelle à deux égards. 

Dune part, à cause du fait que lutilisation du téléphone portable  a changé la perception que nous avons de ce que signifie filmer  ou enregistrer. (Jai été interpellé pour avoir filmé avec  une caméra alors qu’à côté de  moi des gens avec leur téléphone portable faisaient la même chose sans être réprimandés). Voir tous ces jeunes filmer et  enregistrer une réalité qui vient dexploser, doit être une sensation unique, qui contraste avec lautre  point que je voulais mentionner,  à savoir le souvenir que je garde de mon enfance : précisément de voir peu de touristes syriens se déplacer dans leur propre pays. Javais la perception peut-être erronée en tant quenfant, que les gens de  Homs ne venaient pas à Damas, et que les gens de  Damas  nallaient ni à Hama ni dans une autre ville, comme si chacun restait confiné dans son propre « quartier ». Il est vrai que  mon monde  était, lui, très mélangé, que je côtoyais beaucoup d’étrangers, que les seuls « touristes » que je voyais dans la ville n’étaient évidemment pas des « touristes » mais des archéologues, des diplomates, des  professeurs de langues étrangères...et soudain, tu me dis quil y a beaucoup de gens qui viennent dautres coins du pays, et  à nouveau tout cela me semble étranger. Cest un héritage de la dictature dAssad (qui avait lassentiment de nombreux tenants de la souveraineté) que le normal semble étrange, que le proprement humain, voyager, se déplacer, parler, ne pas avoir peur … semble  inouï, exceptionnel. 

 

N.A. : Les jeunes activistes qui filment viennent pour la plupart, des quartiers qui se sont rebellés. Quartiers bombardés, décimés, pillés. Exilés dans le nord ou à l’étranger, ils sont venus « découvrir » le centre de la capitale quils ne connaissent pas. Ils avaient auparavant accompagnés médiatiquement la rébellion, les combats, les exilés dans les camps et la libération jusqu’à la chute du régime, par leur publications sur les réseaux sociaux. Il y a  une proximité virtuelle devenue physique avec eux. Car ce sont eux qui les informaient par leurs images, leurs films. 

 

A Damas , deux mois après la chute du régime, on croise des gens de partout. On  croise aussi bien des habitants de Deir Ez Zor sur lEuphrate, libérée en dernier, et reconnaissable par leur turban noué sur la tête, que ceux venus dIdleb,  femmes vêtues de  niqab (seuls leurs yeux apparaissent) un vêtement long et noir. Mais comparé à avant il y a beaucoup plus de femmes non voilées. Et si peu de femmes qui portent le mlaya, tissu noir transparent qui recouvre entièrement, yeux compris, le visage et porté traditionnellement, il y a encore quelques années,  par les femmes pratiquantes de la vieille ville et de certains villages avoisinants. 

Les femmes  sont omniprésentes dans lespace  public. Plus nombreuses du fait de la guerre : avec les combats, les hommes sont morts, ont disparu, ont fugué pour éviter le service  militaire, ou se sont exilés. Les femmes sont désormais partout.

Il y a  un monde fou dans les rues du centre ville ou des quartiers animés. Les gens sont avides de voir la ville libre. Mais aussi le froid des appartements, non chauffés, les pousse dehors, à déambuler, quand ce  nest  pas  pour vendre sur un étal à même le sol et gagner quelques  milliers de livres pour survivre. Des mouchoirs, des biscuits, des friandises  ou des fripes. Tout le monde semble faire du commerce, la ville est tapissée de ces étals éphémères. La monnaie est si dévaluée quil est courant de croiser dans la rue des personnes qui comptent d’épaisses liasses de billets. Des billets sans valeur ou si peu. 

 

 

B.B. : Je me souviens de  notre enfance, des coupures d’électricité, tout le monde avait des bougies dans sa maison. Chaque jour il y avait une raison de souffler les bougies. Le mazout (fioul) était vendu sur des charrettes tirées par des ânes, les cuves à mazout étaient sur les toits ou les terrasses, le pain était acheté près de la maison ainsi que le lait et le fromage. Des choses normales. L’électricité le chauffage, leau, le pain … ah, et je me souviens du téléphone, obtenir une ligne téléphonique sans un wasta (appui financé) était impossible, soit à se résoudre à une attente éternelle. L’État déjà absent dans les années 80. 

Cest cet autre grande absence, après 50 ans de dictature, l’État, agent intermédiaire devant  couvrir et  protéger,  qui sajoute aujourdhui au manque d’électricité, deau, de chauffage …

 

N.A. : Le fioul est très cher. Au prix du marché international. Personne ou presque ne peut en  acheter pour se chauffer. Avec pudeur les gens déclarent se chauffer au réchaud électrique. Mais l’électricité nest disponible quune heure ou deux par jour dans le meilleur des cas. 

Il fait froid et la nourriture est bien trop chère. La qualité des mets damascènes que lon connaissait a disparu. Tout est  préparé, depuis des années, avec des ingrédients au rabais, voire de mauvaise qualité. 

La farine du pain a même été mélangée un temps avec de la poussière des gravats. 

Aujourdhui le pain a retrouvé son goût normal, mais il y a toujours la queue devant les boulangeries à bas prix.  

Certains sans travail, désoeuvrés, dont beaucoup de femmes, passent leurs journées à faire la queue pour acheter à chaque passage, les deux sacs de  pain réglementaires par personne, et le revendent au bord des routes pour quelques milliers de livres supplémentaires aux automobilistes. 

Quand à leau elle ne vient que pendant une heure au robinet, la nuit. Des réservoirs sont sur les toits pour la stocker, ce qui permet de faire des lessives quand l’électricité vient, moins dune heure, à des horaires anarchiques, et sur des cycles rapides. Un quart dheure à vingt minutes de lavages. Les machines automatiques sont vendues exclusivement sur leur qualité de lavages en cycles courts.

Dans les quartiers de banlieue leau ne vient tout bonnement pas. De grosses citernes en plastique rouge sont surélevées sur des structures en métal, disposées aux carrefours parmi les immeubles détruits, en guise de fontaines publiques. Les rares habitants de ces zones désertées viennent y remplir leurs bidons à longueur de journée.   

 

B.B. : Cest à Damas que jai découvert et expérimenté la dimension dune ville. Cest  là que jai été confronté, enfant, à la ville comme espace à découvrir. La première « émigration » dun quartier à un autre, seul avec un ami, je lai vécue à Damas. 

Découvrir quil ny a pas quun seul quartier dans le monde est une épreuve fondamentale pour lhabitant des grandes villes. Dans le monde de la ville, nous sommes des enfants qui doivent découvrir et survivre. A l’époque je me sentais déjà comme un survivant parce que je résistais au cauchemar daller  à l’école tous les jours, non pas parce que je naimais pas apprendre, mais parce que javais peur des punitions physiques, tous les matin jallais à l’école, je ne me souviens pas dun seul jour où jai été  libéré de ce sentiment. Lorsque jai vu le film de  Jocelyne Saab, « Les enfants de la guerre » (1976), jai réalisé que les enfants survivent deux fois, une fois en tant quhumain, et une fois en tant quenfants. 

C’était  un tabou, à mon avis, dans la société syrienne en général, de parler de lenfance et de  l’école. Quand j’étais enfant, je sentais quil y avait une demande de vite cesser d’être un enfant, comme si on attendait avec impatience que tu enlèves tes vêtements denfant  pour devenir un homme. Jai dû conserver une certaine résistance aux exigences de la société car, à ce  jour, je ne suis toujours pas un homme du tout. 

A Damas, outre les chats, ce sont les enfants qui ont conquis la ville, ce sont eux qui ont redessiné de manière ludique la carte urbaine, et chaque jour à nouveau. Ce sont eux qui écrivaient sur les murs. 

 

N.A. : Les enfants  jouent peu dans les rues. Ils ont la charge de multiples tâches. On les voit transporter, acheter, vendre, mendier quand ils ne déambulent pas avec leurs parents.

Dans les quartiers aisés il ny a plus denfants du tout, seules les personnes âgées sont restées. Les familles ont fui le pays depuis longtemps, ceux qui étaient  proches du régime déchu sont partis à sa chute pour leurs villages dorigine. Ils ont quitté la capitale.

 

B.B. : Nous avons parlé du paysage à dautres  occasions, de labsence de paysage, de  labsence de promenades, mais aussi de labsence de vision dun paysage. Le pays a de  nombreux paysages diversifiés, valorisés aux yeux de larchéologie européo-centrée en particulier, notamment le paysage de ruines. Mais si je pense aux paysages, je pense à une voiture, dans laquelle nous nous déplacions et les traversions, où par la fenêtre nous voyions des vestiges anciens et moins anciens, des maisons inachevées, des jeunes qui étudient debout et mémorisent en marchant, des montagnes anciennes et des routes abandonnées, des steppes  qui se perdent à lhorizon, des visions lunaires, des fleuves infinis… et heureusement que nous avons eu une voiture. 

 

N.A. : Pour se déplacer en ville, il vaut mieux prendre des transports en commun. Car depuis la chute du régime, la ville est encombrée de voitures : celles des arrivants dIdleb, mais aussi celle nouvellement achetées, sans taxes, à des prix désormais concurrentiels, par les damascènes qui en ont les moyens. En labsence de policiers, les automobilistes se garent en 2ème ou 3ème file et la circulation sen trouve étranglée.

Les « services »,  les « micros » sont des minibus qui font office de  transport en commun. Un temps paralysés par manque de carburant lannée dernière, ils bénéficient depuis la libération, de la contrebande dessence venue du Liban. Mais le tarif sest envolé.  Se déplacer par ce  moyen est  possible et  pratique, à condition davoir un revenu conséquent. Les habitants nont guère de choix, 

ce qui explique le nombre de personnes que lon voit désormais circuler à pied ou faire de stop.

Jai pu pour ma part emprunter la véhicule de mon père. Pour circuler dans la périphérie sans but précis cest en effet  plus facile.

Malgré tout, les routes dès quon sort du centre de la capitale sont totalement défoncées. Tantôt traversées par les dos d’ânes des anciens check-points, tantôt de tranchées mal refermées, ou plus simplement touchées par les bombardements et lusure.

La circulation dans les banlieues est bien plus lente. 

Combinée aux embouteillages, la marche y est toute aussi rapide.

 

Plus on s’éloigne de Damas, plus on senfonce dans la Ghouta décimée. De cette oasis qui borde Damas au sud et à lest, il ne reste pratiquement rien. Il faut aller bien loin pour retrouver un semblant de verdure et de cultures. 

Les arbres ont disparus, coupés pour se chauffer, au fil des années. 

Les villages qui parsèment cette étendue sont soit totalement détruits et désertés, gravats à linfini, immeubles fantômes parfois debout mais décharnés, parfois épargnés par des accords de soumission puis délaissés par les pouvoirs publics, quand  ils nont pas été assiégés avec ce que cela implique comme dégradations. Ni eau, ni électricité, ni écoles, ni administration, ni routes - encore aujourdhui. 

La Ghouta est meurtrie. Elle sest soulevée, elle a été décimée. 

 

La visite des villes de  province est possible, mais je ne lai pas fait : il faut faire fi pour cela des rumeurs et autres faits divers qui jalonnent lactualité locale, alimentant une inquiétude générale. 

Car  bien que soulagés pour la plupart de la chute du régime, les habitants colportent depuis la libération toutes sortes de « faits » de kidnapings, de vols, de tueries. Certains de ces faits sont même attribués aux forces du nouveau pouvoir, sous le prétexte que les hommes en cause armés et masqués sen sont réclamés…

Un jour une opposante à Assad racontait en pleur la fusillade qui avait eu lieu dans un bus reliant Soueida (ville druze du sud) à Damas. 

Un autre jour une fervente défenseure du régime Assad parlait de 20 hommes kidnappés par les hommes masqués du nouveau pouvoir et rendus à leurs familles découpés en morceaux….Curieusement ce fait na été rapporté par personne dautre quelle. 

Il y a des histoires qui circulent comme celle dun vendeur dalcool tabassé à mort par des hommes masqués, ou dassassinats, mais rien qui soit avéré et vérifié. 

Ce qui est sûr cest que ces faits ne sont pas représentatifs de la situation en Syrie et encore moins à Damas.

 

En tout état de cause des règlements de comptes sont documentés. Ces crimes ont lieu en labsence dune justice efficace à ce jour qui prenne en charge les crimes passés sous le régime Assad, pour éviter les vengeances privées. 

Depuis des combats ont eu lieux dans les régions à majorité Alaouite entre les forces du nouveau régime et les anciens soutiens des Assad sur la côte syrienne. Ces combats meurtriers des deux côté ont été accompagnés de massacres perpétrés contre les Alaouites pour leur simple appartenance religieuse, parmi les civils et ont ravivé le spectre d’une guerre civile généralisée.

 

 

B.B. : Jai beaucoup  de mal à imaginer quaujourdhui, à Damas, tout le monde parle sans crainte. Un étudiant disait quelque chose contre le régime à Paris, il était entendu par un informateur, et l’étudiant était arrêté à laéroport sur le chemin du retour au pays. C’était aussi simple que ça. Les oreilles s’étendaient jusqu’à la ville la plus éloignée. 

Mais soudain les murs se sont mis à parler, et comment ! C’était fini, une nouvelle génération avait perdu sa peur et lavait payée très cher. 

Il est devenu possible de parler.

Mais je me demande comment nous parlerons à ceux qui ont soutenu le système dinterdits, de suspicions, de détentions, de tortures, de disparitions. Je pense aux traumatisme nationaux comme en Espagne pendant la guerre civile, en France sous le régime de Vichy, en Argentine et au Chili pendant et après les dictatures, au Cambodge après les Khmers rouges. Je me demande toujours comment on peut apprendre à parler à ceux qui ont refusé le droit de parler. 

Il ne sagit pas dune vengeance ou dune exigence de recevoir un pardon, mais dun appel à apprendre, je veux être capable dapprendre à parler aux défenseurs de la terreur. 

 

N.A. : Il y a  une sorte de satisfaction à pouvoir enfin parler à ceux qui défendaient  - par la parole -  le régime, sans avoir peur. 

Hormis certains quartiers entièrement acquis à la Révolution – et qui ont été décimés -  il y avait des pro-Assad dans de nombreuses familles. Dans  ces familles on ne se fréquentait plus, on se taisait devant eux. Tous peuvent à nouveau sexprimer sans peur d’être dénoncés.

 

Les discussions politiques battent leur plein. Tout le monde parle politique. Les gens critiquent  beaucoup le nouveau pouvoir. Il y a beaucoup dattentes. 

Comme si ces années disolement et de souffrances terribles devaient être réparées instantanément. Comme cette personne qui se plaignait  que le nouveau président nait pas encore  rétabli l’électricité.

 

Jai hésité à me rendre dans les quartiers habités par les familles des soldats du régime Assad. 

Personne navait osé sy aventurer parmi mes connaissances avant la chute dAssad.

Aujourdhui cest un quartier très pauvre en plein chamboulement.  Les familles de soldats dAssad se trouvant sans revenus, rentrent dans leurs villages alaouites sur la côte syrienne. Le quartier est vivant malgré tous ces départs. Il semble aujourdhui abriter des populations différentes car on y rencontre des femmes voilées. (Les femmes alaouites ne se voilent pas) .

Nous cherchions un poêle à mazout pour nous chauffer, mais nous ny avons trouvé que de vieux poêles à bois doccasion, alors quil ny a plus de bois à vendre depuis bien longtemps.

Il est particulier de déambuler dans ces rues étroites flanquées dimmeubles « sauvages » surgis au rythme de larrivée des soldats alaouites, depuis une quarantaine dannées. Contrairement aux quartiers rebelles aucune trace daucune guerre, ou répression de quelque sorte que ce soit, bien sûr. Le quartier est très pauvre, mais  pourtant les routes très étroites sont goudronnées, et partout des fils électriques pendent et traversent les rues en tout sens  pour alimenter les logmements.

Les hommes qui bombardaient, larguaient les barils dexplosifs sur la population ou même exécutaient les civils comme dans le quartier de Tadamon, connu pour le grand nombre de civils massacrés, ces hommes vivaient là, surpeuplant cette colline honnie avec leurs familles, qui est  nommée encore à ce jour par le numéro de la division des ces soldats : « quartier 86 »….

 

B.B. : Les ruines ! Elles sont toujours en moi, et non pas que je sois romantique, Dieu men garde, au contraire je les considère comme un défi : celui de filmer la ruine. Nous avons pris lhabitude denregistrer les ruines dune manière banale. Cest un sujet à polémique chez les cinéastes, depuis les années 60 impliquant notamment Rivette, Godard, Lanzmann… 

Désormais les drones ont été utilisés pour filmer les ruines de ville « libérée  du terrorisme ».  En particulier en Syrie dAssad, sur fond de  musique holywoodienne, un regard anesthésié, sans humain, sans objet, les vidéos qui revendiquaient lexploit de l’étendue de la destruction.

Dans ces vidéos de drones, seule la dimension de la destruction est mise en avant, mais qui a détruit la ville, une météorite ? La ville sest-elle soudainement effondrée sans raison ?  Comment  pouvons nous filmer cette dimension de destruction à Yarmouk  (quartier palestinien de Damas, entièrement assiégé puis détruit) et dans les autres endroits ?  Comment pouvons nous marcher dans ces lieux, comment y placer la caméra ? Je nen sais rien.  La seule chose que je sais cest que la caméra doit être enracinée dans le sol comme un arbre. 

Le drône nest pas humain. 

 

N.A. : Il y a des endroits  où les pelleteuses sont vraisemblablement passées pour écarter les gravats et tracer des « chemins ». Les gravats forment des monticules partout dans les quartiers totalement détruits. On ne voit rien. Juste des gravats quand les immeubles nont pas tenu et que tout est par terre, seuls les drones peuvent rendre compte de lampleur des destructions. A la chute du régime beaucoup de médias ont fait voler leurs drones sur ces ravages. Les habitants ont découvert avec effroi lampleur de ce quils apercevaient alors depuis le périphérique sans sy arrêter.

Jai déambulé dans ces ruines vieilles de 10 ans et plus. Même quand les immeubles sont encore debout, il ny a plus rien, pas même un carreau de faïence au mur, pas un lavabo, pas un meuble, rien. Des bandes ont tout pillé, revendu.

Ce qui donne à ces ruines une impression étrange. Comme si elle navaient jamais été habitées.

Les chemins ouverts dans les gravats son sans doute loeuvre de ces hommes qui ont retiré toute trace de vie …

Mais marcher sur les traces de pas est vital car il y a toujours la crainte des mines disséminées ça et là, sur les anciennes lignes de front. Je lisais que 400 morts avaient été recensés depuis la libération dans toutes la Syrie, victimes de ces engins de mort.

Il y a des zones où je ne me suis pas rendue, celles où les cadavres affleurent le sol. Des ossements des civils victimes des exécutions sommaires, notamment dans le quartier de Tadamon. Les cadavres sy trouvent par centaines voire des milliers, mal enterrés au milieu des décombres qui ont servi de scènes de crimes. 

Le nouveau pouvoir tente semble-t-il de poursuivre leurs auteurs. Il y a peu trois hommes ont été arrêtés, mais combien encore se pavanent dans Damas libérée, sans être inquiétés ?

 

B.B. : Entrons dans lonirique, pensons aux impressions, au souvenirs des sensations. Un long moment sest écoulé. Les sensations ont disparu, leur souvenir nest  plus quune ombre erronée. La Syrie est  pleine de réalités atroces. Je ne sais pas ce que cest que d’être là-bas. Je ne sais pas ce que je regarderais, je ne sais pas ce qui mimpressionnerait le plus.

 

N.A. : Pour moi Damas scintille la nuit. Quand j’étais petite je voyais au loin le Mont Qassioun illuminé par cette foule de petites lueurs lointaines. Les habitations à flan de montagne rappelaient chacune leur présence par un néon ou une ampoule restée allumée. Aujourdhui à la nuit tombée Damas se drape dans le noir, dans les quartiers les gens avancent à la lueur de leur téléphone portable ou ne sortent tout bonnement pas par peur de faire de mauvaises rencontres.

Dans les quartiers animés il y a pourtant du monde qui circule à la lueur des magasins équipés de batterie pour fair fonctionner un led ou deux. Les privilégiés dentre eux disposent dun générateur d’électricité, sur le trottoir, bruyant.

On entend la foule, mais on ne la voit pas. Ou subrepticement au gré des phares des voitures qui illuminent la chaussée. On distingue des silhouettes mais pas de visages.

Une impression étrange se dégage de la ville.

Cette ville là je ne la connais pas.

 

B.B. : Tu te promènes dans la ville et tu rencontres des gens qui racontent. 

Ma langue se perd avec le temps, mon ouïe se cache dans le lointain, jai besoin de traducteurs, je ne peux plus être autonome, cest quelque chose qui maccable, de ne pas pouvoir être seul et écouter le geste et la façon de raconter. Ce nest pas par intérêt sociologique, je renie les spécialités, comme la géopolitique :  mais pour me sentir vivant.